« l’ordre du jour » d’Eric Vuillard, prix Goncourt 2017, publié chez Actes Sud

 

LE MONDE DES LIVRES | 06.11.2017 à 12h54 • Mis à jour le 07.11.2017 à 07h26 | Par Raphaëlle Leyris

L’écrivain Eric Vuillard lors de son arrivée au restaurant Drouant pour y recevoir le prix Goncourt, à Paris, le 6 novembre.
C’est peu de dire que le Goncourt ne semblait guère à « l’ordre du jour » pour Eric Vuillard, tant le neuvième livre de l’écrivain paraissait cumuler les handicaps, en dépit de sa présence parmi les finalistes du célèbre prix. En effet, il est paru en mai, non à la rentrée littéraire (le dernier cas de livre printanier primé en novembre remonte à 1998 : Confidence pour confidence, de Paule Constant) ; il a été publié par la maison d’édition que dirigeait encore il y a six mois Françoise Nyssen, la ministre de la culture, et les observateurs estimaient que cela pourrait paraître complaisant que de couronner ainsi un livre Actes Sud ; enfin, comme tous les textes d’Eric Vuillard, L’Ordre du jour est un « récit », non un roman – bien des ouvrages, à l’image du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL, 2014), se sont vu refuser la simple « sélection » au Goncourt parce qu’ils ne relevaient pas de la fiction.

La force de ce court texte a balayé toutes ces préventions et règles semi-tacites, l’imposant au troisième tour de scrutin, par six voix contre quatre à Bakhita, de Véronique Olmi (Albin Michel) – les deux autres auteurs en lice étaient Alice Zeniter, pour L’Art de perdre (Flammarion), et Yannick Haenel pour Tiens ferme ta couronne (Gallimard).

L’Ordre du jour est un livre d’une puissance sidérante dans sa simplicité. En 160 (petites) pages, il montre comment « les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petit pas » et « soulève les haillons hideux de l’histoire » pour raconter la marche vers l’abîme de l’Europe à travers deux moments.
« Moment unique »

Le premier, c’est une réunion du 20 février 1933, où vingt-quatre puissants patrons allemands (Krupp, Opel, Siemens…), reçus par Hermann Göring et Adolf Hitler, devenu chancelier un mois plus tôt, sont exhortés à financer la campagne du parti nazi pour les législatives, et s’exécutent. « Ce moment unique de l’histoire patronale, une compromission inouïe avec les nazis, n’est rien d’autre pour les Krupp, les Opel, les Siemens, qu’un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds. Tous survivront au régime et financeront à l’avenir bien des partis à proportion de leur performance », écrit, grinçant, l’auteur.

Le deuxième moment, celui auquel il se consacre le plus longuement, c’est l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, le 12 mars 1938. Il remonte en réalité un mois plus tôt, à la rencontre entre Adolf Hitler et le chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg ; le 12 février, à Vienne, note Vuillard, « c’est carnaval : les dates les plus joyeuses chevauchent ainsi les rendez-vous sinistres de l’histoire ».
Le grotesque et le tragique ne cessent de se mêler dans ce récit au fil duquel Vuillard choisit des scènes véridiques et méconnues (comme la panne des « panzers », réputés infaillibles, à peine la frontière autrichienne franchie, ou comme le dîner donné à Londres par le premier ministre Chamberlain durant lequel Joachim von Ribbentrop, tout neuf ministre nazi des affaires étrangères, abusa de la politesse de son hôte afin de retarder la réponse britannique à l’Anschluss). Il le fait pour détricoter les mythes à la peau dure, mettre au jour, avec précision et ironie, « l’aspect poisseux des combinaisons et des impostures qui font l’histoire ».

Se faufiler dans les coulisses d’événements historiques, et donner à voir l’envers du décor, révéler la part secrète de grotesque, de bêtise, de contingence, d’ennui et/ou de lâcheté, qui y menèrent… Telle est la méthode Vuillard. Né à Lyon en 1968, l’écrivain, également cinéaste (L’homme qui marche, 2006, Matteo Falcone, 2008), est convaincu que « l’histoire est un spectacle », comme il l’écrit dans L’Ordre du jour, ou, comme l’annonçait l’incipit du superbe Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014), que « le spectacle est l’origine du monde ».

Contre l’oubli

Entré en littérature avec Le chasseur (Michalon, 1999), une fiction à part dans son œuvre, il a exploré, de sa plume magnifiquement rigoureuse, où pointes de lyrisme et de sarcasme se concurrencent, la chute de l’empire inca dans Conquistadors (Leo Scheer, 2009), la conquête coloniale dans Congo (Actes Sud, 2012), la première guerre mondiale dans La Bataille d’Occident (Actes Sud, 2012), la Révolution française dans 14 juillet (Actes Sud, 2016…

Contre l’empois et contre l’oubli, il écrit des récits généralement courts (à l’exception de Conquistadors), estimant, comme il le disait aux Assises internationales du roman de 2014 : « La littérature est une fable qui dégrise des fables, elle décrotte les auréoles de leurs dorures, puis elle les brise. (…) Aujourd’hui, le récit est peut-être l’un des noms de cette lente rupture avec la fable. L’imagination y défaille. La fiction devient autre chose, à mesure qu’elle se défait du mythe. »

Avec L’Ordre du jour, récit secouant les images et les mythes, texte contre la veulerie et la résignation de toutes les époques, c’est un livre fulgurant, d’une très longue portée en dépit de sa brièveté, que les Goncourt ont fait le choix de couronner.

La critique de Télérama sur ce livre:

Par une série d’instantanés, Eric Vuillard fixe son singulier rendez-vous avec l’Histoire. La montée au pouvoir des nazis comme on ne l’a jamais lue.

Depuis La Bataille d’Occident et Congo (2012) jusqu’au présent L’Ordre du jour, passant par Tristesse de la terre (2014) ou 14 Juillet (2016), Eric Vuillard ne cesse de réinventer sa position d’écrivain face à l’Histoire. Persuadé qu’il est de la capacité du récit de s’immiscer dans les faits avérés, à s’infiltrer dans la chronologie certifiée, pour non pas corrompre la vérité historique ou broder sur elle, mais la regarder autrement. L’incarner. La déconstruire lorsque le mythe a fini par y prendre trop de place. Scruter l’intime que néglige toujours l’épopée. Il n’est qu’à ouvrir L’Ordre du jour et à en commencer la lecture pour être saisi d’emblée par cette démarche singulière. Nous voici d’abord projetés le 20 février 1933, un lundi de froid et de brume. Ce jour-là, vingt-quatre barons de l’industrie allemande ont rendez-vous au Reichstag, à l’invitation de son président, Goering, pour y rencontrer Hitler. Vuillard décrit le ballet des berlines noires qui s’avancent une à une dans la cour, les vingt-quatre messieurs qui successivement en sortent, puis arpentent les salons… Au terme de leur visite, les nobles messieurs verseront leur généreuse obole au parti nazi. Quelques pages plus tard, nous serons au Berg­hof, la résidence bavaroise du désormais chancelier du Reich, dans le secret d’un tête-à-tête inouï entre le dirigeant nazi et le fébrile chancelier autrichien Schuschnigg. Plus tard on partira à Londres, où, en présence de Churchill, Chamberlain reçoit à déjeuner l’ex-ambassadeur Ribbentrop — nous sommes le 12 mars 1938, l’Anschluss est en marche… Ces scènes saisissantes s’ajoutent les unes aux autres pour retracer l’inertie coupable, la succession de lâchetés, de bassesses, de compromissions qui ont mené à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. La démonstration d’Eric Vuillard est limpide, cinglante, implacable. — Nathalie Crom